Chapitre XVII
L’hiver était arrivé à Thendara en même temps que Mikhail, le confinant au Château Comyn pendant des semaines. Il s’en accommoda fort bien au début, heureux de se retrouver dans une chambre bien chauffée, avec des repas servis à heures régulières, et des personnes plus compétentes que lui pour s’occuper des enfants. Mais après le rêve qu’il semblait avoir partagé avec Marguerida, il devint nerveux et irritable. Qu’est-ce que ça signifiait ? Et qui l’avait appelé ?
Il s’aperçut que son récent séjour à la Maison Halyn lui avait laissé une profonde aversion pour le surnaturel, assortie d’une grande curiosité. La voix du rêve ne lui rappelait que trop les vociférations du Gardien qui rugissait dans sa tête. Il finit par réaliser avec un serrement de cœur qu’il n’avait pas le choix – qu’il le voulût ou non, un événement quelconque allait se produire.
N’ayant rien d’autre à faire, il eut tout le temps de consulter Yoris MacEvers, l’archiviste du Château Comyn et de lire tout ce qu’il put trouver sur la Tour de Hali avant sa destruction. Recherche frustrante, car beaucoup de documents avaient été perdus, et ceux qui restaient lui parurent vagues et pas très utiles. Il y en avait peut-être d’autres à Arilinn, mais il ne pouvait guère s’y rendre, même si le temps le permettait, laissant Régis avec un château plein d’Aldaran et de jeunes enfants.
Dans le château bloqué par la neige, tout le monde était irritable, sauf les jeunes Elhalyn qui s’adaptaient facilement à leur nouvelle vie. Et Mikhail savait que l’arrivée de ses parents n’arrangerait rien. Après avoir fait bonne figure pendant plusieurs jours, jouant aux échecs avec Gisela et écoutant les opinions de Damon sur pratiquement tous les sujets, il sombra dans la mauvaise humeur. Il ne le montra pas, mais cela l’épuisait de sourire à longueur de journées alors qu’il avait envie d’être seul.
Plus Mikhail passait de temps avec Dom Damon, plus il s’interrogeait sur la sagesse de son oncle à réintégrer les Aldaran dans la société ténébrane. À l’évidence, le vieux seigneur avait certaines idées qui provoqueraient la fureur de son père et des autres conservateurs, il était avide de pouvoir et frustré par le long exil de sa famille, et, contrairement à son fils Robert, pas encore arrivé à Thendara, il semblait manquer de patience.
Il était clair également que Dom Damon considérait qu’un mariage entre Mikhail et Gisela serait conclu dans un avenir proche. Depuis sa conversation avec Régis, Mikhail se sentait obligé de tenir sa langue. Il ne disait pas qu’il refuserait cette alliance, car son oncle ne voulait pas mécontenter Damon. Et il ne voyait aucun moyen de dissuader poliment Gisela d’entretenir des espoirs en ce sens. C’était déjà assez difficile de supporter ses attentions.
Un soir, un peu éméché, Dom Damon avait exprimé ses sentiments à l’égard de Régis, et ils n’étaient pas très flatteurs. Mikhail se demanda si Régis savait ce que le Seigneur Aldaran pensait de lui. Comme peu de choses échappaient à son oncle, il conclut que oui, espérant qu’il ne s’en souciait pas.
Gisela avait amené ses deux fils avec elle, et, tandis que l’aîné languissait au Centre Médical Terrien, le plus jeune était au Château Comyn. Les premiers jours, Mikhail ne le vit pas, mais le premier après-midi où il le rencontra, il s’aperçut que le petit Rakhal en était au stade poisseux de son développement. Comment pouvait-il être collant au sortir de son bain, cela demeura un mystère. Mais grâce au récent éveil de son instinct paternel, il laissa le bambin grimper sur ses genoux, lui tripoter la figure et babiller tout son saoul.
Il s’aperçut que sa présence importunait Gisela, et même l’agaçait. À l’évidence, elle n’aimait pas le petit, ou peut-être qu’elle n’aimait pas les enfants en général. Mikhail s’efforça d’être charitable, mais la désinvolture de Priscilla Elhalyn à l’égard de ses descendants l’avait sensibilisé au problème. Il attribua l’attitude de Gisela à son aversion pour son défunt mari, et se mordit la langue chaque fois qu’elle repoussait l’enfant barbouillé mais mignon.
Pour sa part, Mikhail passait autant de temps que possible avec les jeunes Elhalyn, maintenant moins angoissés et en meilleure santé. Un après-midi, il emmena Emun et ses sœurs visiter le Château Comyn – ils n’en virent pas même la moitié avant d’être épuisés – et leurs questions l’étonnèrent. Il répondit volontiers à certaines, mais pas à d’autres, dont il n’avait pas la réponse – par exemple, qui avait construit ce grand édifice ? Emun était encore tendu et nerveux, sursautant au moindre bruit. Mikhail avait la gorge serrée chaque fois qu’il le regardait.
Un matin au réveil, il vit avec soulagement un rayon de soleil filtrer à travers les nuages. Il repoussa ses couvertures, s’habilla à la hâte et se dirigea vers les écuries sans même déjeuner. Une bonne chevauchée débarrasserait son esprit de ses toiles d’araignée, lui dégourdirait les jambes et l’éloignerait des intrigues du château.
Il s’arrêta sur le perron couvert de neige de la Cour des Écuries, aspira avec bonheur une grande goulée d’air frais qui lui piquait les joues, puis il descendit les marches.
Il commençait à traverser la cour, quand il avisa une silhouette en tenue d’équitation, et le cœur lui manqua. Gisela avait eu la même idée que lui, à moins qu’elle n’ait prévu sa décision. Elle lui tournait le dos, et il faillit faire demi-tour et se cacher dans l’entrée jusqu’à son départ. Mais il réprima son irritation. La matinée était trop belle pour la gâcher à l’intérieur. Il soupira, voyant un garçon d’écurie lui avancer sa monture, une petite jument grise aux fanons blancs, pourvue d’une selle d’amazone sur laquelle il l’aida à monter.
Gisela le vit alors, et le gratifia d’une de ses brillantes œillades. Les femmes l’avaient poursuivi la plus grande partie de sa vie, mais il n’en avait rencontré aucune de plus résolue que celle-là. Le cœur de Mikhail tomba jusque dans ses bottes. Impossible de ne pas l’accompagner maintenant.
Il s’immobilisa et l’observa, cherchant à retarder l’inévitable. Elle était vêtue de drap vert foncé et coiffée d’un petit chapeau incommode orné d’une plume de faucon, avec des gants roses si fins qu’ils étaient comme une seconde peau, et des bottes du bleu qu’on affectionnait dans les Heller et les Villes Sèches. Il reconnut qu’elle était très aguichante, mais le bleu de ses bottes jurait avec le vert de ses vêtements. Et les gants lui rappelèrent Marguerida, qui en portait toujours même pour jouer de la harpe. Son sang s’enflamma à l’idée de ces mains, et il se força à écarter de son esprit ses images érotiques.
— Je vois que je ne suis pas la seule à aller en promenade, dit-elle en lui souriant. Un jour de plus à écouter les bavardages de Rakhal et je devenais folle !
Mikhail dissimula sa contrariété croissante, et répondit simplement :
— Bonjour, Gisela.
À cet instant, les rayons du soleil la touchèrent, l’enveloppant d’une auréole radieuse. Elle faisait très grande dame, majestueuse et sûre de sa place. Elle était vraiment très séduisante, et il l’aimait bien, mais elle n’émouvait pas son cœur, qui appartenait à des yeux dorés, non à des yeux verts. Mikhail fit signe au palefrenier qui rentra dans l’écurie seller son grand bai.
— Quelle belle matinée ! Comme l’air sent bon ! Et aucun signe de neige pour le moment !
Elle semblait heureuse, plus insouciante que ces derniers temps. Il y avait dans son attitude une assurance nouvelle, et il frissonna, mal à l’aise.
— Alors, tu vas pouvoir aller au Centre Médical Terrien prendre des nouvelles de ton fils, non ?
Gisela le regarda, presque choquée, comme s’il lui avait proposé de traverser la ville toute nue. Puis elle se ressaisit.
— Oui, bien sûr. Mais pas aujourd’hui. Demain, peut-être. Nous pourrions y aller ensemble ?
Avant que Mikhail ait pu répondre, il y eut de bruyants battements d’ailes et le croassement maintenant familier de son ami avien. Le cormoran se posa sur son épaule, émettant des bruits qu’il assimilait à des commérages d’oiseau. Mikhail avait pris l’habitude de laisser la fenêtre de sa chambre entrouverte, et le cormoran lui avait plusieurs fois rendu visite, s’annonçant toujours par des sons similaires. Cela refroidissait la pièce, mais Mikhail aimait bien cet animal, et était flatté par ses attentions.
Le cormoran passa d’une patte sur l’autre, s’ébroua, et fixa sur lui ses grands yeux rouges. Mikhail étendit le bras, et l’oiseau marcha jusqu’à son poignet comme l’aurait fait un faucon.
— Est-ce qu’on t’a bien traité ? lui demanda-t-il.
L’oiseau répondit de quelques croassements, et Mikhail en conclut qu’il trouvait à son goût les reliefs de la cuisine.
— Tu n’as pas peur qu’il te crève les yeux ? demanda Gisela, légèrement mal à l’aise.
— Non, pas peur du tout.
Mikhail entendit l’impatience dans sa voix, et regretta de ne pas mieux dissimuler sa contrariété. De plus, Gisela le mettait dans une situation impossible, et il lui en voulait. Le temps que le palefrenier lui amène son cheval, toute sa bonne humeur s’était envolée et il monta rageusement. Le cormoran protesta d’un « couac » sonore, s’envola, tourna en rond, puis revint se poser sur le pommeau de sa selle.
— Il va venir avec nous ? demanda Gisela, ses yeux bleus dilatés et sa voix chaude plus aiguë que d’habitude.
— Bien sûr. Il semble apprécier ma compagnie. Quand il n’y a pas trop de vent, je laisse ma fenêtre ouverte et il vient me raconter des histoires. Je regrette de ne pas comprendre le langage des oiseaux, car je suis certain qu’il connaît tous les secrets de Thendara à l’heure qu’il est.
Gisela se porta à son niveau, lorgnant le cormoran avec dégoût.
— Cet oiseau ne convient pas à un seigneur ou à un futur roi, remarqua-t-elle avec ironie.
Mikhail la regarda, embarrassé par le ton, et ils chevauchèrent un moment en silence. Les marchands avaient balayé la neige dans les rues, qui restaient glissantes par places. Ils avançaient au milieu d’une aimable activité, avec les volets qui s’ouvraient bruyamment et les marchandises qu’on sortait. Il entendait les voix qui bavardaient et marchandaient, brouhaha réconfortant, bien différent des tensions du château. Quelques passants regardèrent les cavaliers avec curiosité, et au moins deux firent bonjour à Mikhail.
— Tu ne ressembles guère à celui qui venait nous voir à Aldaran, Mik.
— Vraiment ? En quoi me trouves-tu différent ?
— Tu n’étais pas si réservé avec moi, à l’époque, dit-elle, d’un ton perplexe et un peu blessé.
— Pardonne-moi si je t’ai paru distant, Giz. J’ai pas mal de soucis en ce moment.
— Bah ! C’est ce qu’on dit quand on n’a pas envie d’être honnête. Tu ne m’aimes plus ?
— Mais si, je t’aime bien ! Ne dis pas de bêtises !
C’était vrai et faux à la fois. Il trouvait Gisela charmante, car elle avait l’esprit vif et fréquemment gaillard. Mais il y avait trop de choses qu’il ne pouvait pas lui dire, et qui pesaient sur sa langue, lui inspirant amertume et révolte.
Au lieu de se concentrer sur sa rancœur, il réfléchit à la remarque de Gisela. Était-il différent ? Il n’en avait pas l’impression, mais il savait que les gens qu’il côtoyait avaient changé depuis dix ans. Les voyait-il avec des yeux différents ou avaient-ils effectivement changé ? Marguerida affirmait que Lew n’avait rien de commun avec l’homme qu’elle connaissait dans son enfance, et il ressentait la même chose, à un moindre degré, à l’égard de Régis et Javanne. D’autre part, Dom Gabriel était toujours le même, juste un peu plus grognon et coléreux, peut-être.
Mais s’il avait changé, quelle en était la cause ? En un sens, il trouvait que sa vie avait été sans histoire – en exceptant les événements de la Maison Halyn, et ses deux excursions dans le surmonde avec Marguerida. Il ne s’était pas marié, mais à part ça, il avait fait tout ce qu’on attendait de lui.
Marguerida trouvait qu’il avait l’esprit curieux, au contraire de son père, qui l’avait plutôt étroit. C’était peut-être ça. Il s’intéressait à beaucoup de choses, depuis les raisons qui faisaient agir les Terranans jusqu’à la façon dont Ténébreuse pourrait utiliser la technologie terrienne sans perdre son identité singulière. Le nettoyage des écuries de la Maison Halyn l’avait peut-être métamorphosé. En tout cas, il y avait acquis un respect nouveau pour les gens qui peinaient dans les champs et les fermes et lui permettaient de vivre dans le confort.
Gisela se pencha vers lui, tendant le bras comme pour lui saisir le poignet. Le cormoran s’en offusqua, agitant les ailes et pointant sur elle son bec acéré. Elle glapit et retira vivement sa main, manquant tomber de sa selle. Elle reprit son équilibre, et foudroya l’oiseau et son maître.
— Mik, ce corbeau est une créature répugnante. Ce sont des oiseaux de malheur, tu le sais ! Renvoie-le !
— Je sais qu’ils ont cette réputation dans les Heller, mais ça m’étonne d’entendre ces stupides superstitions dans ta bouche.
Tu es intelligente et instruite. De plus, cet oiseau est un cormoran, ce qui est tout différent.
Mikhail ne s’était jamais tant félicité d’avoir un chaperon. Tant qu’ils parlaient de l’oiseau, ils n’aborderaient pas des sujets plus épineux.
— Cette jolie bête m’a salué à mon arrivée à la maison Halyn, m’a sans doute évité d’être assommé par la quintaine et a choisi de me suivre loin de son habitat naturel. Je suis sûr qu’il était le roi de son espèce, et qu’un arriviste a maintenant pris sa place.
Comme s’il comprenait, le cormoran commenta de quelques croassements, et le fixa comme pour dire : « Je me charge de tous les intrus. » C’était sérieux et comique à la fois, et Mikhail gloussa, sa bonne humeur retrouvée.
Ils étaient maintenant arrivés à la Porte du Nord, encombrée par le trafic matinal. Des charrettes entraient dans la ville, avec des chargements de paille, de céréales et de légumes, et des cages de volailles dodues. Il repéra un chariot de Baladins, peint de couleurs vives et accompagné de bateleurs en costumes multicolores. Mikhail sourit. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas vu un de leurs spectacles.
Les Baladins portaient des vêtements distinctifs, aux couleurs criardes, avec des crevés par places pour montrer ce qu’il y avait dessous. Ils venaient à Thendara pour les fêtes des Solstices d’Été et d’Hiver et, le reste de l’année, ils jouaient dans les petites villes et les châteaux comme Armida. Son père ne les aimait pas, disant, avec quelque raison, que ce n’étaient pas des gens respectables. Mais Mikhail trouvait très amusantes leur saynètes qui critiquaient fermiers et seigneurs avec la même équité.
Mikhail s’était demandé d’où ils venaient, car ils étaient apparus assez récemment. Quand il était petit, tous les amuseurs étaient des paysans locaux, et c’était seulement à l’âge de huit ou neuf ans, si sa mémoire était bonne, qu’il avait vu son premier chariot peint plein de joyeux drilles arriver au Château Comyn par un beau jour d’été. C’était peu après les Casseurs de Mondes, et ils avaient été accueillis – comme tous les étrangers – avec suspicion. Mais ils semblaient parfaitement inoffensifs, et il avait beaucoup aimé leurs acrobaties, jongleries et comédies totalement irrévérencieuses.
Mikhail se demanda si Marguerida connaissait les Baladins, et se promit de lui en parler. Cela l’intéresserait, puisque tout l’intéressait. Il était si absorbé dans ses pensées qu’il faillit en oublier Gisela, silencieuse depuis que le cormoran l’avait effrayée. Mikhail remarqua un train de mules lourdement chargées, accompagné de quelques Séchéens, et guidé par un quatuor de Renonçantes, et qui cherchait à se frayer un chemin au milieu des embouteillages de charrettes et d’animaux.
Puis il revint au présent à la vue d’un profil très familier – mèches rousses s’échappant d’un bonnet tricoté, petit nez retroussé et mâchoires volontaires.
— Rafaella n’ha Liriel ! cria-t-il, dominant le tumulte.
Elle leva la tête et lui sourit.
— Dom Mikhail ! dit-elle en s’avançant, son sourire élargi jusqu’aux oreilles. Quelle bonne surprise ! Je ne savais pas que tu étais revenu à Thendara. Mais il faut dire que je n’ai pas été souvent là le mois dernier.
Elle arriva à son niveau, et serra la bride à son cheval en lui tapotant l’encolure.
— Comme ça me fait plaisir de te voir, Rafaella ! Ça fait combien de temps qu’on ne s’était pas vus ?
— Oh, une éternité. J’ai été plus occupée cette saison que ces trois dernières années, courant ici et là avec des marchands qui semblent tous vouloir venir à Thendara ou en partir en même temps. Oh, quel bel oiseau !
Elle gloussa et ajouta :
— Mais j’avoue que c’est un curieux spectacle que de te voir avec un cormoran sur le pommeau de ta selle ! Deviendrais-tu excentrique ?
Gisela s’éclaircit la gorge, avec beaucoup de distinction mais aussi beaucoup de fermeté, et Mikhail se sentit rougir. Il était si content de revoir Rafaella qu’il l’avait oubliée.
— Non, j’espère. Mais j’oublie mes bonnes manières. Mettons cela sur le compte de cette belle matinée ! Trop belle pour faire des cérémonies. Rafaella, je te présente Domna Gisela Aldaran. Gisela, Rafaella n’ha Liriel.
— Enchantée, Domna.
La Renonçante salua de la tête, mais son expression en disait des volumes. Mikhail lui fut reconnaissant de sa discrétion, et la remercia d’un sourire.
— Tout le plaisir est pour moi, répondit Gisela, sans le moindre plaisir.
Il vit la question dans les yeux de Rafaella, mais n’y répondit pas. Il se sentit quand même gêné, comme surpris à faire quelque chose d’inconvenant, et il expédia mentalement Gisela dans l’un des enfers de Zandru. Pourquoi la vie était-elle si compliquée ? Pourquoi Gisela n’était-elle pas restée au château, le laissant se promener en paix ? Il eut l’impression d’avoir été berné, et en fut très contrarié, mais la réaction était si ridicule qu’il la surmonta bientôt.
— Marguerida t’a parlé des bandits ? demanda Rafaella, sans remarquer la tension entre Mikhail et Gisela.
— Les bandits ?
— Ah, elle ne t’en a rien dit, remarqua-t-elle, l’air perturbé, puis embarrassé, car elle rougit. Je suppose qu’elle n’a pas voulu t’inquiéter, bien que je ne comprenne pas qu’on puisse s’inquiéter pour ce qui est passé. Pourquoi se tourmenter à l’idée qu’on aurait pu geler à mort dans la tempête quand la tempête est passée et qu’on est toujours là ?
— Ta sagesse est au-dessus de ton âge, Rafaella. Mais quels bandits ?
— Pendant le voyage à Neskaya, notre camp a été attaqué de nuit par une bande de brigands qui auraient dû être mieux inspirés. Ils nous ont surprises, et ont eu le dessus au départ. Et puis Marguerida… oh, zut, il faut que je rattrape mes marchands ! De plus c’est son histoire, et je ne devrais pas la raconter sans son accord. Je resterai à Thendara un ou deux jours avant de repartir. Tu sais où me trouver.
Elle talonna son cheval et s’éloigna au trot.
Ils se frayèrent un chemin au milieu de la circulation en silence, car le tumulte des voix, charrettes et chevaux rendait la conversation difficile. Enfin, ils laissèrent tous les bruits derrière eux, et la route, couverte de neige tassée par les innombrables pieds et sabots qui l’avaient foulée, s’étendit devant eux, déserte.
— Tu as de curieux amis, Mik. D’abord un corbeau, et maintenant, une Amazone ! J’étais très gênée quand tu l’as appelée – que vont penser les gens ?
— Que je la connais, j’imagine. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Tu deviens conventionnelle, Giz. Un peu comme ma mère, ajouta-t-il, pervers.
— Je suppose qu’elle parlait de Marguerida Alton, commença Gisela, ignorant ses commentaires, sa voix sensuelle nuancée de menace. C’est vrai ce qu’on dit d’elle ?
— Je l’ignore, vu que je ne sais pas ce qu’on dit, répondit-il d’un ton froid et cérémonieux, imitation inconsciente de Danilo Syrtis-Ardais, qui, quand il le voulait, pouvait blesser un interlocuteur en quelques mots.
— Qu’elle est difforme !
Mikhail la regarda, choqué.
— Difforme ? Certainement pas !
Il savait en quelle horreur les Ténébrans tenaient les infirmités physiques, mais il attendait mieux de Gisela.
— Alors pourquoi cache-t-elle ses mains si elle n’a pas une affreuse malformation ?
— Tu as trop écouté les servantes, Gisela. Tu sais pourtant qu’elles déforment ou exagèrent tout.
Il n’allait pas parler de la matrice fantôme de Marguerida en pleine rue, et encore moins avec Gisela Aldaran.
— Qu’est-ce qu’elle cache ?
Mikhail avança les lèvres en une moue réprobatrice.
— Ce n’est pas à moi d’en parler, Gisela, tais-toi avant de dire quelque chose de regrettable. Ça ne te regarde pas !
— Oh, mais si, et tu es un imbécile si tu ne le réalises pas. Tu ne penses sûrement pas à l’épouser ! Elle est héritière d’Alton et doit se marier au-dessous de sa condition, dit-elle avec une amertume qui le frappa. Je connais bien ces situations, tu comprends, parce que j’ai passé ma vie à y réfléchir.
— J’ai dit que je ne voulais pas parler de ça, Giz !
— Non, Mikhail ! Il y a des brouilles à réparer, et le meilleur moyen, c’est de nous marier. De plus, j’ai déjà décidé que je t’aurai, et j’obtiens toujours ce que je veux. Toujours !
— Si tu le crois, alors tu es plus bête que je ne…
Il s’interrompit avant de prononcer des paroles irréparables. Elle ressemble beaucoup à Gabe, pensa-t-il, trouvant un élément humoristique dans cette situation déplaisante.
— Maintenant, arrête d’agir en enfant gâtée et de gâcher une belle promenade.
Gisela fit brusquement pivoter sa monture, approchant si près de Mikhail que le cormoran battit des ailes, alarmé. Elle le foudroya en déclarant :
— Je rêve de t’avoir depuis la première fois que je t’ai vu, et je t’aurai ! De plus, j’ai le Don des Aldaran, et j’ai vu que j’épouserais un Hastur !
Malgré son ton passionné, Mikhail perçut un doute sous-jacent.
Elle donna un petit coup de cravache à sa jument, qui tressaillit, puis repartit au trot vers les portes de la ville. Il fut d’abord frappé de stupeur, puis contrarié de ne pas avoir eu le dernier mot. Il se sentait glacé sous sa cape.
Mikhail demeura immobile, sachant qu’il aurait dû faire demi-tour et la suivre. Mais il était trop en colère. Il se dit qu’elle lui rappelait trop Javanne quand elle s’était mis quelque chose en tête, et il réalisa qu’il le remarquait pour la première fois.
Épouser un Hastur ? Pas ce Hastur, en tout cas ! De plus, le Conseil Comyn ne donnerait jamais son accord. L’avenir n’était pas gravé dans la pierre, mais restait beaucoup plus fluide qu’il ne l’avait imaginé. Il aurait pu mourir à la Maison Halyn, ou se rompre le cou sur la route, ce qui aurait mis un terme à tous ses avenirs possibles. Il passa un moment agréable à se demander lequel de ses frères ferait peut-être le sacrifice suprême de prendre Gisela pour épouse, et un début de sourire fit frémir ses lèvres.
Plus calme maintenant, satisfait d’avoir manœuvré Gisela de son mieux, il talonna Fonceur et partit vers les ruines de Hali, et au-delà, vers Neskaya où se trouvait Marguerida. S’il suivait son cœur, il y arriverait en cinq ou six jours de folle chevauchée. Mais le devoir l’appelait et, au bout d’une heure, il fit demi-tour et repartit vers Thendara.